lundi 26 novembre 2012

Lettre à Lexy

Chère Lexy,

ta dernière lettre m'a bouleversée, j'attends tes précisions avec impatience, et c'est d'une main encore fébrile que je te réponds.
Je continue ma lecture de L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau, d'Olivier Sacks tout en découvrant avec bonheur et amusement que mes questionnements trouvent leur réponse dans les chapitres qui suivent.

Dans ma précédente lettre, je te parlais de la "préférence" de l'étude du cerveau gauche chez les médecins. C'est en effet ce qui est écrit dans l'introduction, légèrement ingeste mais pourtant riche en informations intéressantes. L'auteur parle donc d'une certaine forme de discrimination en la matière, puisque pour des dizaines d'études écrites du cerveau gauche, on n'en trouvait qu'une ou deux concernant son voisin. À la suite de cela, il explique que le cerveau gauche a plus ou moins toujours été vu comme le symbole de l'évolution humaine, excroissance haute définition et preuve de notre évolution. Au début, je ne comprenais pas vraiment ce qu'il entendait par là, mais c'est en lisant les nouveaux cas: "le marin perdu" que j'ai pu en apprendre un peu plus sur cette étrangeté.

Le chapitre cité fait état d'un ancien marin retraîté qui a subitement perdu la mémoire. Aucun évènement marquant ne justifie un tel phénomène, et le médecin finit par lier cette curieuse pathologie à un alcolisme profond ayant entraîné un syndrôme bien specifique, mais ce n'est pas cela qui m'intérèsse le plus dans ce chapitre. En réalité, tout tient dans l'introduction que l'on peut lire, et que je te retranscris ici: "Il faut commencer à perdre la mémoire, ne serait-ce que par bribes, pour se rendre compte que cette mémoire est ce qui fait toute notre vie. Une vie sans mémoire ne serait pas une vie (...) Notre mémoire est notre cohérence, notre raison, notre sentiments, et même notre action..."
Ces premières lignes m'ont profondément bouleversée, et l'auteur a très bien souligné la question que je me suis posée après cette première lecture: "Quelle sorte de monde, de soi, peuvent être préservés chez un homme qui a perdu une grande part de sa mémoire et, avec elle, son passé et son ancrage dans le temps?"

Tu connais désormais mon interêt pour le rôle du cerveau dans la machinerie artistique, et tu sais depuis longtemps que j'ai le ferme sentiment que notre art est irrémédiablement relié à notre identité. Tu comprendras donc pourquoi ce cas si particulier m'a profondément émue, car en effet il pose la question de savoir s'il est encore possible, par exemple pour un artiste, de continuer de produire, alors qu'il a perdu la mémoire, ainsi que sa mémoire à court terme. Ce cas-ci n'est pas comme le cas précédent où ce fameux monsieur prenait sa femme pour un chapeau, avait le cerveau droit atteint et ne peignait plus que de l'abstrait, car même s'il était atteint, cérébralement atteint j'entends, son identité, ses sentiments, sa conscience restait intacte, ce qui lui permettait de garder une sorte de conscience artistique, certes différente, mais toujours présente, voire omniprésente puisque cet homme a finalement fait de la musique son centre de vie, puisqu'il ne reconnaissait les visages, les individus, que grâce à la "musique" qu'ils dégageaient.
Ici, tout est différent, l'auteur fait état d'un patient qui a perdu sa mémoire à court terme mais se souvient de moments passés. En fait, c'est comme si sa vie s'était arrêtée subitement à une date précise, au delà de laquelle il n'y a rien, sinon de brefs moments de lucidité durant lesquels l'homme vit à peu près normalement, sans pour autant se rendre compte de sa pathologie, qui lui est pourtant relatée à plusieurs reprises par le médecin. Ce dernier finit d'ailleurs par plus ou moins abandonner cette série de révélations horribles et éprouvantes pour le patient, car il estime que cela s'apparente à de la cruauté que de fourrer sous le nez de son patient le fait que celui-ci est devenu totalement inconscient du temps qui défile, et qu'il vit désormais dans une sorte de monde totalement factice, ou plutôt totalement passé (et je suis totalement d'accord avec le choix du médecin, mais là n'est pas la question). Ce qui m'a egalement frappée, ce sont les réactions du patient qui, bien qu'atteint d'un déficit profond, garde néanmoins toutes ses facultés intellectuelles, ses sentiments, sa personnalité, ce qui va, tu l'auras compris, légèrement à l'encontre de l'introduction si dramatique que j'avais lue plus haut. Voici une phrase que le médecin écrit, décrivant l'attitude de ce marin perdu: "La fatigue, l'angoisse, voire la colère le gagnaient: il était soumis à la pression constante de son anomalie, de la contradiction de cette anomalie par la réalité, avec les implications effrayantes de cette situation, dont il ne pouvait être totalement inconscient."

Cette phrase, aussi émouvante soit-elle, a surtout retenu mon attention à cause de ces derniers mots "dont il ne pouvait être totalement inconscient"...ce qui veut donc dire -pour tourner autour du pot- qu'il n'en n'était pas non plus totalement conscient. Cela m'a donc ramenée à ce constat qu'ont fait les médecins concernant le cerveau gauche, et cette sorte de sacralisation qui en a été fait. Quelque part dans le livre, il est écrit que les personnes atteintes du cerveau droit n'ont bien souvent même pas conscience de ce qu'ils perdent, tandis que les autres, atteints du cerveau gauche, sont eux conscients de leur perte, de leur "déficit" comme disent les médecins, et se battent littéralement pour tenter de retrouver leurs facultés perdues. Je trouve cela bouleversant, proprement effrayants que d'imaginer l'état d'esprit dans lequel peut-être plongé un tel individu, conscient de son déficit, et se battant jusqu'à l'épuisement pour tenter de retrouver ce qu'il a perdu. Cela me mène à l'hypothèse que le cerveau gauche serait, en quelque sorte, une espèce de lieu de la conscience, qui permettrait alors aux malades de comprendre totalement ce qui leur arrive...Ce qui, en conséquence, rejoindrait l'hypothèse médicale selon laquelle le cerveau gauche est un peu le saint graal de l'évolution humaine, et justifie en quelque sorte l'appellation Homo sapiens dont nous faisons tous l'objet.
Se pourrait-il donc que ce fameux cerveau gauche soit en effet une sorte d'abri de la conscience ? Et si oui, où se cache celui de l'inconscient ? Est-ce une partie du cerveau qui fait office de siège de l'inconscient, ou bien est-ce plutôt un ensemble de choses qui fait que nous sommes capables de rêver, de faire des lapsus, etc ?
Je me suis alors renseignée, tout en continuant de lire ce fameux chapitre, traitant de ce pauvre marin atteint du syndrôme de Korsakoff, et là, surprise !
Ce fameux syndrôme, causé entre autres par un abus d'alcool se manifeste -cérabralement parlant- par une atteinte, non pas du cerveau gauche, ni même du cerveau droit, mais du thalamus, qui est décrit...comme le siège de la régulation du sommeil, de la vigilance...et de la conscience ! Et, clou du spectacle, ce fameux thalamus ne se trouve ni à gauche, ni à droit, mais bel et bien au centre de notre crâne. Pour te décrire sa position très simplement: il se trouve tout tout en haut de notre moelle épinière, bien au dessus, coincé entre les deux hémisphères.

Après cette découverte, j'ai donc continué ma lecture, pour aboutir à ce fameux dialogue qui en dit long à la fois sur le patient, son état d'esprit, mais qui est aussi assez puissant à lui seul pour expliciter les réflexions que je peux me faire:
"-Vous n'aimez pas la vie, répétai-je, hésitant quelque peu.
Qu'éprouvez-vous alors vis-à-vis de la vie ?
-Je ne sais pas si j'éprouve quoique ce soit.
-Vous sentez-vous tout de même vivant ?
-Vivant? Pas vraiment. Il y a bien longtemps que je ne me suis pas senti vivant."

En définitive, et en m'appuyant sur ma lecture, j'en viens à la conclusion -aussi facile à faire soit-elle- que cet homme était à la fois conscient et inconscient de son état, à la fois capable de ressentir des émotions (dans les moments où il prenait conscience de sa pathologie par exemple) et capable d'une profonde apathie, comme dans l'extrait que je viens de te citer.
Un personnage ambivalent en somme, une sorte de curiosité vraiment triste de la nature, mais qui a le triste mérite de m'aiguiller sur mes recherches autour du cerveau et des rôles précis que jouent chacune de ses nombreuses parties.
Honnêtement, même si cela m'en a appris beaucoup, j'ai été très émue par cette lecture, et ne peut donc pas en faire grand chose, sinon la relater indéfiniment en restant perplexe.
Cependant, il y a une autre citation de Louriia, un correspondant de l'auteur, qui explique très sagement:
"Mais un homme n'est pas seulement une mémoire: il a une sensibilité, une volonté, des sentiments, une dimension morale."

Cette phrase est intéréssante puisqu'elle nuance les propos de l'introduction, et fait office de lueur d'espoir, et par rapport au patient, et par rapport à mes réflexions. Cela induit donc, à en croire ce fameux Louriia, qu'un homme, en dépit de son atteinte profonde du thalamus, et donc de sa mémoire, de sa capacité à se souvenir, est tout de même capable de ressentir, et de garder des brides de conscience, à la fois de son propre corps, mais aussi de ses propres sentiments, rendant ainsi toujours possible l'exercice de l'art et de la création, même si cette faculté doit être, de toute évidence, irrémédialement lésée.

C'est sur ces quelques lignes que je te quitte, mais te retrouverai bien vite pour te conter mes réflexions faites à la suite de la lecture du prochain chapitre, au nom évocateur: "La femme désincarnée".

J'espère que ton état va s'améliorer.
À bientôt.

M.

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